En direct de la salle de naissance
Dieu sait que je n'aime pas l'obstétrique, mais c'est un passage obligé dans mon cursus. Stage d'externat de trois mois, tranquille. Un peu de bloc, de la consult avec les chefs, ça fait revoir les cours sans pour autant être transcendant. Particularité du service : les gardes, bloquées sur deux semaines. Un jour de garde, un jour de repos. Garde, repos. Garde, repos.
Aujourd'hui, je suis de garde. Plutôt que de rester dans la chambre de garde, je me suis installée au quatrième, l'étage des salles de naissances. J'ai fait mon trou sur le comptoir où les sages-femmes attendent les patientes : une bouteille d'eau, un paquet de biscuit, quelques cours pour ne pas perdre mon temps libre, me voilà d'attaque. Le bloc, cet après-midi, était classique. Nous savons que deux femmes enceintes vont venir dans la soirée - elles ont appelé pour prévenir de leur arrivée. Toutes les deux à terme, grossesses sans histoire. Je sais que pour assister à l'accouchement je devrai me montrer persuasive ; les sages-femmes de par chez nous n'apprécient guère les externes en général. Ma chance est qu'il n'y ait pas d'élève sage-femme ce soir et, quand la première patiente arrive, je peux suivre la sage-femme en titre.
38 semaines, contractions de plus en plus fréquentes ; l'accouchement semble proche. Appel de l'anesthésiste de garde. Une chance, c'est un copain : il me prendra avec lui pour la pose de la péridurale et m'expliquera la procédure, étape par étape. La médecine, c'est du contact humain. Si ton senior ne peut pas te blairer, tu n'apprendras pas grand-chose...
Péridurale posée, la deuxième dame est arrivée entre-temps. 40 semaines, seule ombre au tableau : macrosomie foetale. Un gros bébé, dont le poids prévu est de 4kg300 et des broutilles. Le col n'est pas assez dilaté, il faut attendre un peu pour la pose de la péri. Mon interne et moi allons manger en attendant. Il faut sortir, pour aller à l'internat, et l'air est doux. Le soleil n'est pas encore couché - ce soir, on mange tôt, parce que d'habitude il fait nuit noire quand on y va. Mais si on n'y va pas maintenant, on n'est pas sûres qu'il restera à bouffer plus tard.
La bouffe de l'internat est dégueulasse. Riz créole, annonce la barquette en plastique. En réalité, du riz trop salé et pas assez cuit. Saucisson, deux tranches de rosette par personne, le meilleur du repas. Puis des pêches au sirop filandreuses. De l'eau de la fontaine, qui pue le métal. Et on retourne en salle de naissance.
La première dame a bien avancé son travail. Etonnamment vite, pour une primigeste. On ne va pas tarder à la faire pousser. Le papa est passionné de photo ; quand la sage-femme et moi arrivons pour commencer à faire pousser la dame, il nous demande, gêné, si ça nous gêne s'il prend des photos. Bien sûr que non, monsieur. C'est votre petit.
C'est sous un objectif de professionnel que la SF et moi allons faire naître ce petit. Tenue réglementaire : charlotte, masque, tablier, gants stériles, surchaussures, par-dessus l'éternelle tenue bleue qui ressemble à un pyjama. Allez, go.
La dame a du mal à pousser, elle a du mal à caler ses efforts sur sa respiration. On voit déjà la tête - le bébé fait le yoyo, puis n'avance plus. Il va falloir utiliser les ventouses, la sage-femme appelle l'interne.
Ni une ni deux, quelques minutes à peine plus tard, mon interne, un petit bout de bonne femme énergique comme pas deux, tire sur la ventouse dans une série de gestes toniques affinés par la pratique.
"Donne-moi tes mains", dit la sage-femme.
Surprise, elle me place les mains sur la tête du bébé et pose les siennes par dessus. Elle me fait tirer, en bas, en bas, et maintenant en haut, vas-y, sors-le ! Et avant que je n'ai eu le temps de faire ouf, le bébé est sorti, à quatre mains. Apprendre plus tard que j'ai eu cette chance parce que tout le monde sauf mon interne me prenait pour une élève sage-femme ne ternira pas ce sentiment de terreur émerveillée.
Un petit Alban* est né. Par la fenêtre ouverte, les nuages sont violets dans un ciel opalin, et les derniers papillons du crépuscule se cognent contre le sialithique.
La délivrance sera un peu hémorragique. Pour tout dire, en bas, de notre côté, c'était un bordel pas croyable. Du sang jusqu'aux coudes, les tabliers dégoulinants. Et en haut, les parents et leur petit, dans une bulle de rêve, qui n'ont rien vu de ce qui s'est passé, hypnotisés par cette grenouille de tendresse qui suce déjà son pouce, ou du moins essaye. Ce petit est beau. A demi asiatique, il a de grands yeux de prince d'Orient. Son papa le suivra, appareil photo au bras, lorsque la puéricultrice l'emportera pour lui faire un brin de toilette et les soins aux nouveaux-nés. La maman, complètement crevée, ne se rendra même pas compte qu'on lui recoud l'épisiotomie.
Plus tard.
Dehors, c'est la nuit close. Quelque part, un grillon chante dans les herbes. Le deuxième accouchement va commencer.
La sage-femme va faire pousser la dame, et je la suis. L'interne est en train d'appeler le senior de garde. Un gros foetus. Accouchement difficile en perspective.
L'ambiance est plus tendue. Les parents sont aux anges que leur deuxième petit arrive enfin mais, de notre côté, c'est très calme. On ne sait pas encore ce qui va se passer.
La dame pousse très bien. Elle nous fait sortir à merveille ce gros petit.
La tête est grosse, mais elle passe plutôt bien, jusqu'à ce que les épaules commencent à descendre. Là, ça coince, et le sport commence. L'interne et moi tirons les jambes de la dame en arrière de manière à ouvrir le pelvis autant que possible ; mes bras tremblent sous l'effort. Le senior a pris les choses en main ; il guide la sage-femme et leurs quatre mains ne sont pas de trop là en bas... Les épaules coincent, mais la tête et le cou sont dehors. Le petit est indigo et complètement inerte ; je jette un regard en coin au papa, mais il a le regard émerveillé et ne voit pas cet enfant avec des yeux médicaux. Premier bras sorti, le petit n'a toujours pas crié. Deuxième épaule, enfin, et un premier cri qui s'est fait attendre. Somme toute, l'accouchement s'est bien passé. On coupe le cordon, la maman a le petit sur la poitrine. Il - ou plutôt elle - est crade, et le bout de tête qui dépasse du drap est toujours violet. Mais un bras bouge et cette petite Caroline* pleurniche. On a le temps de souffler - en gros, le temps d'achever la délivrance. La mère n'a pas réalisé que sa petite va mal. Elle a l'APGAR dans les chaussettes...
La puer' emmène rapidement la petite - à peine le temps de deux bisous. Je la suis, et le papa vient avec, comme on dit en Belgique.
Sous la lampe chauffante, c'est le grand nettoyage en vitesse. Premiers soins accomplis avec efficacité et célérité, et hop, dans la couveuse. La petite est mieux : elle ne bouge pas trop mal, sa coloration est meilleure... Elle tire toujours sur le bordeaux sombre, mais le papa nous dit, avec des étoiles dans les yeux, qu'il n'est pas inquiet, parce que le premier aussi était tout rouge quand il est né. Sauf que cette petite, elle, présente tous les signes de détresse respiratoire. S'il n'était pas là, je demanderais à la puer' d'appeler le senior, mais je n'ose pas, de peur de l'affoler... L'interne et le senior sont toujours avec la dame ; elle avait fait une hémorragie de la délivrance lors de son premier accouchement et, d'après le dossier, elle avait été à la limite du transfert en réa. Ils doivent rester jusqu'à ce que tout soit fini. Je ne sais pas ce qui se passe en salle de naissance, et je préfère rester avec la petite. Stupide impuissance de l'externe, qui sait ce qu'il faudrait faire mais sait également qu'il ne sait pas comment le faire... J'aimerais ventiler cette petite au masque, mais je ne sais le faire que chez des adultes. On est en train de l'aspirer pour lui dégager les voies respiratoires ; avec toute cette merdasse blanche qu'elle avait sur la figure, ça devait la gêner pour respirer, mais en fait l'aspiration ne change rien. Elle a le tuyau d'oxygène qui débite à fond devant son nez et sa bouche, mais la saturation reste anormalement basse.
Elle ne pleure plus, mais elle gémit doucement. Un pédiatre m'avait dit un jour : "Ne t'inquiète pas, le jour où tu entendras un bébé geindre, tu le sauras de suite." Il avait raison. Ce ne sont pas des gazouillis bulleux de nouveau-né. Ce sont de vrais geignements, très doux, très faibles, et de mauvais augure.
L'aide-soignante a remplacé la puéricultrice ; je saurai plus tard que cette dernière s'était éclipsée pour appeler la réa avec l'aval du senior.
Peu après, je vois l'interne quitter le box où était la maman. C'est elle qui lui a annoncé que sa petite était transférée. Pourquoi elle et pas le senior ? Tout simplement parce que celui-ci ne connaissait pas la dame ; ce genre d'annonce doit être fait par quelqu'un qui a déjà suivi le patient. J'ai capté un commentaire à mi-voix, qui n'était pour personne et pour tout le monde : "Je lui ai dit, elle a pleuré..."
La petite Caroline a été transférée par Samu dans l'unité de réanimation pédiatrique. Elle a été intubée pendant la nuit ; on ne connaît pas encore les raisons de cette détresse respiratoire.
Quand la couveuse suréquipée, entourée des cinq personnes formant une équipe complète de SAMU, est partie dans l'ascenseur, quelque part, un grillon chantait.
J'ai rempli la feuille résumant l'accouchement et la grossesse pour le staff du lendemain matin, et puis je suis allée me coucher, le bip sur la table de chevet, à côté des lunettes, juste au cas où. Il y a eu un autre accouchement, d'une dame arrivée pendant la naissance de Caroline, mais la sage-femme ne m'a pas appelée. Apparemment, tout s'est bien passé.
*prénoms bien entendus modifiés, secret médical etc.