Raconte moi une histoire ...

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Anonyme

Invité
Quelles soient vraies, tirées de la réalité ou de votre imagination, les anecdotes m'intéressent. Je propose un Jeu Littéraire, littéraire parce qu'on l'écrit mais elles sont souvent des petites histoires que l'on racontent entre potes autour d'un verre... La littéralité n'a donc pas d'importance la syntaxe non plus ...
Et donc un jeu, pour que ce soit ludique.

La règle : l'enrobage minimum, aller plus loin que la simple anecdote afin qu'un inconnu puisse apprécier l'histoire sans pour autant devoir vous connaître.
Limite : Au moins 20 lignes.
Thème : Aucun, les coups de coeur et les coups de gueule sont appréciés, parfois même ça peut faire du bien.
Style : Ils sont tous bienvenus ainsi que photos, dessins illustrant vos propos.
Précision : Vous êtes l'auteur et propriétaire de vos posts et il est hors de question pour ma part de profiter de cet espace pour chopper vos histoires et aller voir un éditeur.

A vos claviers.

J'écris mon histoire et j'arrive .... ben voui y'en faut bien un(e) qui commence.
 
C'est en fait une histoire de métro, métropolitain, underground. Ce n'est pas le vieux métro londonien, dédale de couloir où j'ai aimé glissé avec mes toutes nouvelles dock martins lors de mon dernier voyage à 16 ans. Ce n'est pas non plus le métro parisien, où j'ai aimé me perdre un week end morose et m'arrêter devant ces artistes au chapeau.

C'est le tout petit et froid métro lyonnais.
Propre comme un sous neuf, avec sa rame automatique dont la ville s'ennorgueillit, ces wagons orange et ses "AMIS TCL".

Le métro, je le prends tous les jours aux heures de pointe. Au début, il y a maintenant dix ans, je ne le supportais pas, il me semblait à l'opposé de ma campagne natale. Je n'arrivais même pas à le prendre seule, enfin si, mais le cafard oppressait ma poitrine.
Et puis j'ai appris à regarder les gens dans le reflet de la vitre. Des regards se croisent parfois par ce biais là...
Ce qui me choquait dans le métro, c'est que contrairement au bus, rien n'y engendre la communication : les portes s'ouvrent, tu passes ou tu laisse la place, il y a peu de bonjour, excusez moi, mais je vous en prie.

Une impression de fourmillière sans trophallaxie.
Depuis peu, les TCL (Transports en Commun Lyonnais) ont mis en place une équipe d'accueil : "les Amis TCL". Se sont souvent de jeunes gens que l'on suppose venir de quartiers difficiles. On leur a donné un costume orange, avec leur titre de travail brodé en couleur jaune. Autant vous dire qu'on les remarque. Ils sont là pour nous aider à naviguer mais comme tout est bien indiqué et que ce n'est que le métro lyonnais, on s'en sort très bien, et on les voit errer dans les RAMS, la tête ailleurs, le regard triste...

Nous sommes donc le matin, tous mal réveillés, mal rasés, d'humeur maussade et l'esprit en compote. Nous suivons le flot, nos gestes sont automatiques, le regard dans le vague. Et puis ce matin là, un nouvel "ami TCL". Un de ceux qui prennent leur boulot au pied de la lettre. Un fêlé dirons certains, je dirais un bienheureux un de ceux dont une folie douce les accompagnent et nous éclaire.
Celui là, inconnu de tous, s'est donné pour mission de dire "bonjour" à tous le monde à la Station Gorge de Loup. Pas un bonjour timide et hypocritique, un bonjour franc, honnête gai et spontané. Il serre des mains et souris toute la journée !
Au début, on est éberlué, on ne sait même pas comment réagir, emprisonné dans nos habitudes, dois t-on répondre au "bonjour" ? Et puis on se dit "il est fou" encore un de plus, à croire que la vie est simple, qu'il suffit de si peu...
Mais son génie c'est d'avoir résisté à nos mines déconfites, et depuis maintenant quelques mois, il est toujours là ... Et mieux il est le confident des vieilles dames, demandant des nouvelles par ci par là.

Il est maintenant comique de voir dans le métro entre les Stations Gorge de Loup et Bellecour, coexister les bienheureux à la mine réjouie et les maussades l'oeil hagard.

Si vous le croisez ... :)
 
j'ai écrit ça autrefois... :

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Lomé - TOGO
14 Mars 1997 - 05:00 TU

"Dieu existe, je l'ai rencontré"


Il fait chaud, de toutes façons il fait chaud. Mais ce n'est pas tant la chaleur qui insupporte mais bien le taux d'humidité : il fait humide, de toutes façons il fait humide.
Depuis hier mes affaires étendues sur le fil du patio ne sèchent pas, sécheront-elles un jour ? Je ne sais pas et je n'ai plus le temps d'y réflechir. Ce matin je dois quitter Lomé et le Togo pour rejoindre Ouagadougou, le fespaco commence dans une semaine et je ne veux pas le rater.
Je décroche les affaires et les enfile à toute vitesse. Je me suis levé tard et Ablaye m'attend dehors. C'est lui qui doit me montrer la gare routière d'où partent les mini-bus pour le Burkina-Faso. On s'engouffre dans un taxi-clando direction le nord de la capitale. Il faut traverser toute la ville mais déjà il me semble que nous n'arriverons pas à temps, la route est barrée tout les kilomètres par la police et les militaires, on contrôle, on recontrôle, on vérifie, on revérifie. Je ne range plus mon passeport, je le garde en main :
_"Bonjour monsieur, passeport s'il vous plait"
Je tend le sésame avec un large sourire, c'est pourtant la cinquième fois qu'on me le demande et je n'ai quitté ma chambre que depuis dix minutes.
L'homme en uniforme parcours les pages, referme le passeport et demande :
_"Vous êtes français ?"
_"Oui monsieur"
Il rouvre le passeport comme pour vérifier mes dires et lance :
_"C'est bon allez-y... bon séjour monsieur"
Le taxi redémarre.
Enfin nous arrivons à la gare routière, je paye le chauffeur, descend mes bagages et remercie Ablaye pour le coup de main.
Je me dirige vers ce qui ressemble le plus à un guichet et questionne la femme qui s'y trouve :
_"Bonjour madame je cherche un bus pour Ouagadougou, il y a encore des départs ?"
_"ça reste, c'est 7000 F CFA et le bus part dans 1 heure"
Je prends mon ticket et m'approche du bus que la guichetière m'a indiqué.
Je suis à Lomé, au Togo, en Afrique... Le bus ne partira que le soir, il faut que toutes les places soient vendues, les bus ne partent que plein, peu importe l'heure de départ initialement prévu. Il faut prendre son mal en patience, mais dans une gare routière africaine il y a de la vie, il y a beaucoup de monde, des vendeurs de tout, des vendeurs de rien, des badauds, des passagers en mal de bus, des bus en mal de passagers...
La journée, finalement, passera vite. Je monte le premier dans le Nissan et regarde s'engoufrer les autres candidats au voyage : un vieux monsieur avec une petite fille et une chèvre, deux jeunes de mon age avec des ballots de mil, trois femmes en boubous d'apparat et surtout, surtout, une troupe de théatre ambulant qui vient du Congo, ils sont en tournée triomphale, pas seulement en tournée ! en tournée triomphale ! Ils entament dès leur montée dans le bus des chants venus d'ailleurs, les femmes accordent leurs voix, les hommes désacordent leur tambours; je sens que la route jusqu'à Ouaga va être animée et je m'en réjouis, je connais trop les pistes de tôles ondulées avec leurs nids de poule, avec leurs barrages policiers. Et que dire de la chaleur... assomante, et de l'humidité... dégoutante.
Le vieux Nissan s'ébranle : c'est parti !
La fatigue accumulée au cours de la journée par tout les passagers se fait ressentir et au bout de quelques kilomètres de route pratiquement tout le monde s'est assoupi, je prie pour que le chauffeur, lui, ne fasse pas de même.
Alors que nous sommes bien avancé dans la nuit (pas tellement en kilomètre, il me parait évident maintenant que le vieil engin qui m'amène ne dépassera jamais les soixante kilomètre-heure) un terrible fracas réveille les passagers alors profondément endormis, quelques cris, quelques prières rapidement exécutées et le bus s'arrête enfin. Que s'est-il passé ? Le chauffeur ne dit rien, il descend et invite les passagers à faire de même. Personne ne bouge. Je prends l'initiative de sortir pour aller aux nouvelles, en passant devant le directeur de la troupe de théatre celui-ci m'interpelle :
_"Dites monsieur, je voudrai vous poser une question, je peux ?"
_"Oui bien sûr, allez-y"
_"croyez vous qu'il y ai des lions dans cette région ?"
Je manque d'éclater de rire mais me je me retiens. L'homme est grave, sa question sérieuse. Le reste de l'assistance se retourne vers moi semblant attendre le verdict.
_"Non, non il n'y a pas de lion ici"
Je rajoute en balbutiant :
_"Enfin je crois"
La question me trouble tout à coup, y aurait-il des lions ?
Pourtant ma réponse rassure, et les passagers un à un descende...
_"Il faudrait faire du feu !"
_"Oui il faut faire du feu, les animaux ont peur du feu !"
Tout le monde reste près de la porte du Nissan, au cas où... Une des congolaise s'approche de moi et me répète comme pour m'ordonner :
_"Il faudrait faire du feu !"
Je comprends le signe et m'enfonce quelque peu dans la brousse à la recherche de bois mort. Je reviens les bras chargés de brindilles et branches diverses et balance le tout au pied de l'assistance qui m'applaudit chaleureusement. Je dois dire qu'à ce moment là je suis assez fier de moi et de la confiance qu'il me porte. Je suis Indiana Jones, je suis le Dr Livingston, je suis Heinrich Bart, je suis un aventurier au secours de passagers perdus dans la terrible brousse togolaise !
Le feu crépite maintenant, les femmes se sont remises à chanter comme pour se donner du courage. La nuit va âtre longue, le chauffeur vient d'annoncer que l'essieu arrière s'est brisé en deux. Il doit retourner à Lomé pour trouver un autre bus !
Autour du feu la vie. Une des femmes en boubous de gala étend une natte, sors quelques marchandiseset offre un frugal repas à tout le monde.
En me donnant ma part (deux ou trois dattes et un petit pot de lait caillé) elle pose maternellement sa main sur ma nuque et me chuchotte à l'oreille :
_"Dieu est grand ! mais le blanc n'est pas petit..."
Je souris largement, la femme esquisse un sourire aussi, je comprends ce qu'elle a voulu me dire, simplement merci, merci pour le feu.
Le directeur de la troupe de théatre s'approche de cette même femme, il doit avoir quarante ans au moins. Pourtant il s'étend de tout son long sur la natte et pose sa tête sur les cuisses de la maman, il a peur, je ne crois pas que le feu soit suffisant pour le rassurer, il a besoin d'une maman et il l'a trouvé. La femme lui caresse doucement les cheveux et lui répète presque indéfiniment :
_"Allah choukourou... Allah choukourou... Allah choukourou..."
Je ne connais pas cette expression mais un étudiant présent parmi les passagers me fait savoir que ça signifie Dieu te viendra en aide.
La nuit se finit comme ça et au petit matin le chauffeur revient au volant d'un autre bus, on transfère les bagages d'un toit à l'autre et tout ce petit monde reprend le chemin de Ouaga.
Le problème est que vu le retard (peut-on encore parler de retard ?) nous arriverons tard dans la journée à la frontière et que très probablement elle sera fermée. Ca nous promet une nouvelle nuit à la belle étoile. Pourquoi pas ?
Comme prévu le chef-douanier refuse de nous laisser passer au Burkina à notre arrivée, il n'est que 18:00 mais la frontière fermait ce jour là à 15:00, allez savoir pourquoi ils avaient décider de fermer le passage si tôt... En tout cas il faut préparer la nuit qui s'approche, manger un peu et trouver un emplacement pour étendre mon duvet. Je choisi finalement de me poser sur une petite butte à côté de la station-essence où nous avons garé le Toyota (Le chauffeur ne fait peut-être plus confiance à Nissan).
Je crois me rappeler avoir bien dormi, la nuit avait été fraiche.
J'ouvre un oeil, puis l'autre. Un petit garçon est assis près de moi et me regarde, j'ai l'étrange impression qu'il est resté là toute la nuit, comme s'il avait voulu veiller sur mon sommeil. Je le salue d'un sourire fatigué et me répond par un geste de la main.
Je sors de ma torpeur et du duvet, m'assois sur une petite pierre, sors une petite bouteille d'eau pour m'asperger le visage. J'ai les paupières à moitié collées, la peau tendue et la gorge sèche. Nous sommes à 700 kilomètre au nord de Lomé et à 250 au sud de Ouaga, le climat à changé... supportable.
Le petit garçon se lève et s'approche encore plus, tend sa main... Il quémande, il mendie. Peut-être a t-il faim, peut-être pas. La mendicité est courante dans ces régions, il tente sa chance avec moi, il pourrait y gagner quelques centimes.
Je refuse en posant ma main dans la sienne, je veux lui faire croire que je n'ai pas compris son geste et le salue vigoureusement. Je lache sa main et feint de l'oublier. Mais lui ne lache rien, ce n'est pas ça qui va le décourager, il retend sa main vers moi en faisant des petits mouvements pour m'indiquer qu'il attend quelquechose de moi.
Et là je repense à ce qu'avait dit la femme autour du feu: "Allah choukourou"
Je regarde l'enfant dans les yeux, le fixe longuement et lui lance dans un arabe naissant :
_"Allah choukourou... Allah choukourou..."
Il ramène d'un coup sa main à lui et me souris, son sourire dure jusqu'à me gêner. Il se lève, se retourne sans me dire quoique ce soit et semble partir. Il fait quelques pas et s'arrête comme intrigué, sa tête est penché en avant, il à l'air de regarder à ses pieds.
Je continue de l'observer, étonné... Il se baisse et ramasse un petit sachet par terre, l'observe longuement et se retourne vers moi.
Son visage s'est métamorphosé, il affiche un sourire qui lui déchire tout le visage, on aurait dit qu'il voulait me montrer toutes ses belles dents blanches. Il me montre le sachet transparent comme un trophée et me crie :
_"Allah choukourou ! Allah choukourou ! Allah choukourou !!!"
Il lève les yeux aux ciel, me regarde, retourne au ciel. il veut entrainer mon regard là haut, son sourire ne bouge pas... Son visage est éclairé par le bonheur, il parait ravi, un peu déconcerté certes mais ravi...
Je comprends enfin : Il y a du riz dans le sachet !
Le jeune garçon veut me remercier de mes "Allah choukourou". Il sait bien lui que c'est Dieu qui a mis ce petit sachet de riz sur son chemin, il sait bien que c'est moi qui lui ai montré le chemin.
Il s'en retourne à sa vie, me laissant totalement boulversé par ce qui vient de se passer, tout ça me semble tellement surréaliste, tellement divin.
De chaudes larmes coulent sur mes joues, Dieu existe, je l'ai rencontré...
touba...

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je pensais pas le retrouver... je suis tout ému... :love:
 
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Réactions: katelijn et philire
Promis, je reviens tôt ou tard... et d'ailleurs plus tôt que tard avec une belle? histoire, en tout cas une histoire.

**** Voilà
ce n'est pas vraiment une histoire, plutôt un essai de tableau en prose.

je ne dis pas que j'ai réussi, que le rythme y est, que la force évocatrice est suffisante pour quelqu'un d'autre que moi... Enfin, à vous de voir.

j'espère être dans le sujet.


****

La nuit, un jour...

Le calendrier, pleine lune.

Minuit, l'heure sombre.
Un clair de lune sur l'eau.
Nous sommes quatre.
Le jour, de nuit.
Remous en surface,
nageant vers la lune,
nos sillages,
phosphorescence,
empreintes éphémères.

Le silence nous subjuge.
Les paroles s'en vont, emportant deux d'entre nous.
La cadence de mes bras s'accorde au clapot,
j'écoute le silence.
Un silence chaud et parfumé, une note.

Une heure, pleine lune.
 
un petit up ne fait pas de mal... :p
 
En direct de la salle de naissance

Dieu sait que je n'aime pas l'obstétrique, mais c'est un passage obligé dans mon cursus. Stage d'externat de trois mois, tranquille. Un peu de bloc, de la consult avec les chefs, ça fait revoir les cours sans pour autant être transcendant. Particularité du service : les gardes, bloquées sur deux semaines. Un jour de garde, un jour de repos. Garde, repos. Garde, repos.

Aujourd'hui, je suis de garde. Plutôt que de rester dans la chambre de garde, je me suis installée au quatrième, l'étage des salles de naissances. J'ai fait mon trou sur le comptoir où les sages-femmes attendent les patientes : une bouteille d'eau, un paquet de biscuit, quelques cours pour ne pas perdre mon temps libre, me voilà d'attaque. Le bloc, cet après-midi, était classique. Nous savons que deux femmes enceintes vont venir dans la soirée - elles ont appelé pour prévenir de leur arrivée. Toutes les deux à terme, grossesses sans histoire. Je sais que pour assister à l'accouchement je devrai me montrer persuasive ; les sages-femmes de par chez nous n'apprécient guère les externes en général. Ma chance est qu'il n'y ait pas d'élève sage-femme ce soir et, quand la première patiente arrive, je peux suivre la sage-femme en titre.
38 semaines, contractions de plus en plus fréquentes ; l'accouchement semble proche. Appel de l'anesthésiste de garde. Une chance, c'est un copain : il me prendra avec lui pour la pose de la péridurale et m'expliquera la procédure, étape par étape. La médecine, c'est du contact humain. Si ton senior ne peut pas te blairer, tu n'apprendras pas grand-chose...

Péridurale posée, la deuxième dame est arrivée entre-temps. 40 semaines, seule ombre au tableau : macrosomie foetale. Un gros bébé, dont le poids prévu est de 4kg300 et des broutilles. Le col n'est pas assez dilaté, il faut attendre un peu pour la pose de la péri. Mon interne et moi allons manger en attendant. Il faut sortir, pour aller à l'internat, et l'air est doux. Le soleil n'est pas encore couché - ce soir, on mange tôt, parce que d'habitude il fait nuit noire quand on y va. Mais si on n'y va pas maintenant, on n'est pas sûres qu'il restera à bouffer plus tard.
La bouffe de l'internat est dégueulasse. Riz créole, annonce la barquette en plastique. En réalité, du riz trop salé et pas assez cuit. Saucisson, deux tranches de rosette par personne, le meilleur du repas. Puis des pêches au sirop filandreuses. De l'eau de la fontaine, qui pue le métal. Et on retourne en salle de naissance.

La première dame a bien avancé son travail. Etonnamment vite, pour une primigeste. On ne va pas tarder à la faire pousser. Le papa est passionné de photo ; quand la sage-femme et moi arrivons pour commencer à faire pousser la dame, il nous demande, gêné, si ça nous gêne s'il prend des photos. Bien sûr que non, monsieur. C'est votre petit.
C'est sous un objectif de professionnel que la SF et moi allons faire naître ce petit. Tenue réglementaire : charlotte, masque, tablier, gants stériles, surchaussures, par-dessus l'éternelle tenue bleue qui ressemble à un pyjama. Allez, go.
La dame a du mal à pousser, elle a du mal à caler ses efforts sur sa respiration. On voit déjà la tête - le bébé fait le yoyo, puis n'avance plus. Il va falloir utiliser les ventouses, la sage-femme appelle l'interne.
Ni une ni deux, quelques minutes à peine plus tard, mon interne, un petit bout de bonne femme énergique comme pas deux, tire sur la ventouse dans une série de gestes toniques affinés par la pratique.
"Donne-moi tes mains", dit la sage-femme.
Surprise, elle me place les mains sur la tête du bébé et pose les siennes par dessus. Elle me fait tirer, en bas, en bas, et maintenant en haut, vas-y, sors-le ! Et avant que je n'ai eu le temps de faire ouf, le bébé est sorti, à quatre mains. Apprendre plus tard que j'ai eu cette chance parce que tout le monde sauf mon interne me prenait pour une élève sage-femme ne ternira pas ce sentiment de terreur émerveillée.
Un petit Alban* est né. Par la fenêtre ouverte, les nuages sont violets dans un ciel opalin, et les derniers papillons du crépuscule se cognent contre le sialithique.
La délivrance sera un peu hémorragique. Pour tout dire, en bas, de notre côté, c'était un bordel pas croyable. Du sang jusqu'aux coudes, les tabliers dégoulinants. Et en haut, les parents et leur petit, dans une bulle de rêve, qui n'ont rien vu de ce qui s'est passé, hypnotisés par cette grenouille de tendresse qui suce déjà son pouce, ou du moins essaye. Ce petit est beau. A demi asiatique, il a de grands yeux de prince d'Orient. Son papa le suivra, appareil photo au bras, lorsque la puéricultrice l'emportera pour lui faire un brin de toilette et les soins aux nouveaux-nés. La maman, complètement crevée, ne se rendra même pas compte qu'on lui recoud l'épisiotomie.

Plus tard.
Dehors, c'est la nuit close. Quelque part, un grillon chante dans les herbes. Le deuxième accouchement va commencer.
La sage-femme va faire pousser la dame, et je la suis. L'interne est en train d'appeler le senior de garde. Un gros foetus. Accouchement difficile en perspective.
L'ambiance est plus tendue. Les parents sont aux anges que leur deuxième petit arrive enfin mais, de notre côté, c'est très calme. On ne sait pas encore ce qui va se passer.
La dame pousse très bien. Elle nous fait sortir à merveille ce gros petit.
La tête est grosse, mais elle passe plutôt bien, jusqu'à ce que les épaules commencent à descendre. Là, ça coince, et le sport commence. L'interne et moi tirons les jambes de la dame en arrière de manière à ouvrir le pelvis autant que possible ; mes bras tremblent sous l'effort. Le senior a pris les choses en main ; il guide la sage-femme et leurs quatre mains ne sont pas de trop là en bas... Les épaules coincent, mais la tête et le cou sont dehors. Le petit est indigo et complètement inerte ; je jette un regard en coin au papa, mais il a le regard émerveillé et ne voit pas cet enfant avec des yeux médicaux. Premier bras sorti, le petit n'a toujours pas crié. Deuxième épaule, enfin, et un premier cri qui s'est fait attendre. Somme toute, l'accouchement s'est bien passé. On coupe le cordon, la maman a le petit sur la poitrine. Il - ou plutôt elle - est crade, et le bout de tête qui dépasse du drap est toujours violet. Mais un bras bouge et cette petite Caroline* pleurniche. On a le temps de souffler - en gros, le temps d'achever la délivrance. La mère n'a pas réalisé que sa petite va mal. Elle a l'APGAR dans les chaussettes...
La puer' emmène rapidement la petite - à peine le temps de deux bisous. Je la suis, et le papa vient avec, comme on dit en Belgique.

Sous la lampe chauffante, c'est le grand nettoyage en vitesse. Premiers soins accomplis avec efficacité et célérité, et hop, dans la couveuse. La petite est mieux : elle ne bouge pas trop mal, sa coloration est meilleure... Elle tire toujours sur le bordeaux sombre, mais le papa nous dit, avec des étoiles dans les yeux, qu'il n'est pas inquiet, parce que le premier aussi était tout rouge quand il est né. Sauf que cette petite, elle, présente tous les signes de détresse respiratoire. S'il n'était pas là, je demanderais à la puer' d'appeler le senior, mais je n'ose pas, de peur de l'affoler... L'interne et le senior sont toujours avec la dame ; elle avait fait une hémorragie de la délivrance lors de son premier accouchement et, d'après le dossier, elle avait été à la limite du transfert en réa. Ils doivent rester jusqu'à ce que tout soit fini. Je ne sais pas ce qui se passe en salle de naissance, et je préfère rester avec la petite. Stupide impuissance de l'externe, qui sait ce qu'il faudrait faire mais sait également qu'il ne sait pas comment le faire... J'aimerais ventiler cette petite au masque, mais je ne sais le faire que chez des adultes. On est en train de l'aspirer pour lui dégager les voies respiratoires ; avec toute cette merdasse blanche qu'elle avait sur la figure, ça devait la gêner pour respirer, mais en fait l'aspiration ne change rien. Elle a le tuyau d'oxygène qui débite à fond devant son nez et sa bouche, mais la saturation reste anormalement basse.
Elle ne pleure plus, mais elle gémit doucement. Un pédiatre m'avait dit un jour : "Ne t'inquiète pas, le jour où tu entendras un bébé geindre, tu le sauras de suite." Il avait raison. Ce ne sont pas des gazouillis bulleux de nouveau-né. Ce sont de vrais geignements, très doux, très faibles, et de mauvais augure.
L'aide-soignante a remplacé la puéricultrice ; je saurai plus tard que cette dernière s'était éclipsée pour appeler la réa avec l'aval du senior.

Peu après, je vois l'interne quitter le box où était la maman. C'est elle qui lui a annoncé que sa petite était transférée. Pourquoi elle et pas le senior ? Tout simplement parce que celui-ci ne connaissait pas la dame ; ce genre d'annonce doit être fait par quelqu'un qui a déjà suivi le patient. J'ai capté un commentaire à mi-voix, qui n'était pour personne et pour tout le monde : "Je lui ai dit, elle a pleuré..."
La petite Caroline a été transférée par Samu dans l'unité de réanimation pédiatrique. Elle a été intubée pendant la nuit ; on ne connaît pas encore les raisons de cette détresse respiratoire.
Quand la couveuse suréquipée, entourée des cinq personnes formant une équipe complète de SAMU, est partie dans l'ascenseur, quelque part, un grillon chantait.

J'ai rempli la feuille résumant l'accouchement et la grossesse pour le staff du lendemain matin, et puis je suis allée me coucher, le bip sur la table de chevet, à côté des lunettes, juste au cas où. Il y a eu un autre accouchement, d'une dame arrivée pendant la naissance de Caroline, mais la sage-femme ne m'a pas appelée. Apparemment, tout s'est bien passé.

*prénoms bien entendus modifiés, secret médical etc.
 
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Réactions: katelijn
J'ai découvert les jeux de rôles en arrivant à la fac.
Très vite, j'ai consommé avec boulimie.
Un jour, au petit matin, je suis sorti de chez moi, la nuit était encore présente.
Depuis plus de trente, nous étions enfermés, à quelques uns, dans mon une pièce-cuisine.
A jouer à l'Appel de Chtulu.
Le jeu le plus fascinant de cette époque. Basé sur l'œuvre inénarable d'Howard Philip Lovecraft, Call Of Chtulu prenait les jeux de rôles à rebrousse-poil. Plus ton personnage gagnait de l'expérience, plus il connaissait le monde des abîmes et des horreurs, et plus sa santé mentale, et donc sa capacité à percevoir le réel, était diminuée.
Les parties étaient éprouvantes, physiquement et mentalement.
Un matin, donc, je suis parti dans la nuit, chercher quelques victuailles chez le boulanger du coin, pour remplir nos estomacs asséchés par la fumée et l'harassement.
En posant le pied sur la dernière marche, j'ai entendu, derrière moi, un bruit.
Et j'ai sursauté.
Mon échine s'est dressée, la sueur froide et glacée de la peur a couvert mon dos.



Ce n'était qu'un chat, là où j'avais cru voir un blob.
 
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