Elle, c'est différent. J'en étais amoureux. Il faut dire que j'avais dix-sept ans, que je traînais déjà ce physique de poupon joufflu qui a fait mon succès dans plus d'une foire à la layette, et que je ne connaissais rien aux choses de l'amour. Je l'aimais donc comme souvent on aime à l'adolescence, sans même savoir ce que c'est que d'aimer, mais avec force serments et quelques promesses d'éternité trop vite évanouies aux premiers jours de l'automne. Bien évidemment je désespérais, puisque le désespoir est l'accessoire indispensable de tout amant passionné digne de ce nom.
Donc, c'est à cette époque et dans cet état d'esprit que je lui écrivis une lettre enflammée, déclarant un amour à la fois tragique et merveilleux, espérant sans doute l'apitoyer assez pour la convaincre de céder à mes assiduités. De mémoire, ce fut mon premier râteau.
Pascale est et a toujours été une personne peu commune. Elle est assez petite, ronde et elle a des yeux trop grands. Elle n'est pas belle au sens ordinaire de ce mot, et c'est tant mieux car la beauté ne devrait pas être ordinaire. Pourtant, aujourd'hui encore, il se dégage d'elle une telle intelligence de la vie, une telle énergie, un tel charme, que j'en oublierais presque son seul défaut qui est de ne pas être un garçon... Elle n'est pas belle et c'est encore mieux : elle donne, par sa vision des êtres et des choses, par son rire, par le mouvement de ses épaules, une idée de la beauté. Je ne connais pas beaucoup d'êtres comme ça, mais je mesure aussi quelle est ma chance, grâce à elle, d'en connaître au moins un.
C'est bien simple, on ne se voit jamais. Pas un coup de fil, pas un courrier, rien. C'est comme ça. Elle vit sa vie à cent à l'heure, je vis la mienne comme je peux. De toute façon, elle sait bien comment je suis, que je ne donne jamais de mes nouvelles, que ce n'est pas grave, que je l'aime quand même puisque j'aime qu'elle existe. Le reste, n'est-ce pas, c'est du détail, du temporel, du provisoire. Elle est bien à sa place dans la petite constellation humaine qui me console de mes nuits solitaires. C'est un peu comme la ligne bleue des Pyrénées à l'horizon : je n'ai pas besoin de la voir tous les jours, j'ai juste besoin qu'elle soit là. Pas comme un élément du décor, mais comme une partie de moi qui se réveille seulement certains jours ou à certaines heures. Pascale est comme les montagnes, mais il n'y a pas d'horizon dans son regard. Les limites, c'est pas trop son truc.
On a mangé ensemble début août. Des années qu'on ne s'était pas vu. Des années abolies en cinq minutes, évanouies plus vite encore que les amours adolescentes et sans même avoir besoin de l'automne... On a parlé de tout et, donc, principalement de rien. De rien d'important je veux dire, puisque rien d'autre n'était plus important que de nous retrouver ensemble, là, à cette table sous les parasols de la place du Foirail. Ça m'a fait un bien fou de retrouver son rire. C'est quelque chose son rire. Ça marque comme une empreinte ce machin. C'est beau comme une cascade.
Elle m'a fait un coup fumant ce soir-là. Dans son portefeuille, entre la carte d'électeur et celle du groupe sanguin, elle a rangé ma lettre d'amour. Depuis dix-huit ans, elle la trimballe partout, dans ses affaires, ses valises, dans le grand bazar de sa vie. Ça me laisse rêveur ce petit bout pathétique de mes dix-sept ans qui reste coincé contre son c½ur depuis toutes ces années, ce petit morceau de moi contre ce beau c½ur de femme. Elle devrait pourtant le savoir, mon amoureuse, qu'on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, qu'on dit des choses qu'il ne faut pas trop croire, des histoires de toujours qui durent l'été. Mais je crois qu'elle le sait au fond. Elle ne la garde pas pour ça. Elle la garde parce que ça ne court plus trop les rues les lettres d'amour et que, même quand elle sera vieille, il y aura toujours ce papier contre son c½ur où bat celui d'un petit gars joufflu qui lui répète qu'il l'aime en tortillant ses doigts. Les filles aiment ça il paraît. Elles ne sont pas les seules. Enfin, je crois.