J’ai appris ce matin le décès d’une personne qui m’était particulièrement chère : mon professeur de maths, que j’ai eu en première et en terminale. Il était excellent pédagogue, passionné par sa matière et passionnant. Il se donnait beaucoup de mal à expliquer les notions à chacun de ses élèves, en s'adaptant au mieux à eux. Il voulait nous faire comprendre les choses en profondeur et non superficiellement. Pour lui, les maths, c’étaient plus qu’une simple suite de formules ou de calculs, c’étaient une façon de penser à part entière : il incarnait sa matière.
Naturellement, il était aussi très compétent : tous les élèves recevaient toujours une réponse pertinente à leur question, aussi complexe fût-elle. Il pouvait rester dans sa salle une, voire deux heures supplémentaires après la fin des cours, pour répondre aux élèves et approfondir certains sujets. Un de mes camarades de classe et moi, nous restions souvent avec lui pour discuter d’exercices plus poussés que ceux faits dans le cadre du programme.
En plus du goût pour les maths (que je n’ai jamais perdu depuis, malgré ce que pourrait laisser penser mon métier de professeur de lettres, que j’adore tout autant), il m’a aussi transmis le goût du savoir et du travail bien fait. Dans les contrôles, il exigeait constamment une rigueur sans faille. Il était très honnête intellectuellement, et s’appliquait ses propres consignes à lui-même : si un oubli s’était glissé dans un sujet, les élèves étaient en droit de l’adapter à leur convenance. Une fois, je me souviens qu’il avait demandé de résoudre une équation très compliquée (impliquant des fonctions circulaires, y compris leurs réciproques, des complexes et autres horreurs), sans préciser le domaine de résolution. Il avait mis tous les points de l’exercice aux quelques petits malins qui avaient eux-mêmes choisi cet ensemble (en l’occurrence, l’ensemble vide, donnant évidemment lieu à l’ensemble solution trivial : Ø).
J’ai découvert ma vocation de professeur, grâce à lui. En écoutant ses cours, je me disais, au fond de moi, que je voulais être aussi impressionnant et charismatique que lui dans le futur. Il reste, encore à ce jour, un modèle pour moi. Quand je réfléchis à la réponse idoine à donner à un élève, je me dis souvent : “est-ce qu’il aurait répondu ainsi ?”.
J’exprimais aussi le désir profond de le connaître également en tant que collègue, pouvoir enseigner avec lui. J’ai eu cette chance inouïe : après avoir passé l’agrégation et enseigné quelques années dans des lycées de ZEP (pour gagner plus de points, permettant de demander un poste dans un meilleur lycée pour l’année suivante), j’ai enfin pu être muté dans le lycée où j’avais moi-même étudié, aux côtés de mon bien-aimé professeur. J’ai beaucoup apprécié ces six ans à le côtoyer de la sorte. D’ailleurs, parmi les professeurs, tous se tutoient, j’étais le seul à le vouvoyer et à l’appeler par son nom de famille : je n’ai jamais pu me départir de cette habitude. J’ai découvert en lui, un homme non seulement passionné par les maths, évidemment, par la science, comme on pourrait s’en douter, mais aussi par la littérature et la philosophie. Il était véritablement érudit, sa culture était assez poussée sur un grand nombre de thèmes. Je pouvais discuter avec lui tout aussi bien de maths que de mes dernières lectures. À ce propos, le lemme de Fermat, qui n’est devenu théorème qu’après la fin de mes études, fut un sujet de conversation important entre nous deux. Quand j’étais au lycée, à la question : “tout se démontre-t-il en maths ?”, il répondait : “non : voyez ce lemme, il y a trois cents ans que personne ne sait le démontrer”. Depuis, il a dû changer d'exemple… Après qu’il a pris sa retraite, j’ai pris le relais, toujours en restant en contact avec lui. Il m'a appris beaucoup sur la pratique du métier : comment rendre son cours intéressant, comment se faire respecter des élèves sans pour autant devenir tyrannique, comment réagir à certaines situation délicates, etc.
Maintenant que le voilà parti, je ressens un certain vide, en plus d'une profonde tristesse. Je vais me surpasser, pour que, de là-haut, il soit fier de moi !