On ramène tout à la dimension politique des problèmes. Elle compte, évidemment. Mais derrière les difficultés ou les tragédies du corps social, il y a la crise de l'éthique, au sens où l'entendait Paul Ricur. Pas de la morale, au sens restreint d'un corpus de règles normatives à vocation universelle, mais de la capacité de chacun à se poser en sujet pensant autonome face aux circonstances qui sollicitent sa conception du bien et du mal.
Durant ma deuxième année d'enseignement, j'étais prof en collège de ZEP. Je commençais à comprendre un peu le fonctionnement du système, mais j'avais encore quelques illusions. J'apprends un jour qu'une élève de 13 ans a été tripotée, sur le chemin du collège, par deux garçons de 6e. Cela a commencé probablement comme des taquineries de gamins un peu délurés, sauf qu'ils n'ont pas su s'arrêter lorsqu'elle le leur a demandé. La petite, choquée, ne veut plus aller en cours. Elle reste prostrée chez elle à pleurer. Les parents, qui n'osent pas porter plainte de peur des représailles (l'ambiance du quartier s'y prêtait), et qui se doutent aussi que la Justice n'a guère de moyens d'action face à des enfants de 12-13 ans, vont tout de même voir le Principal pour qu'il fasse quelque chose. Celui-ci leur répond que les faits étant survenus hors de l'enceinte de l'établissement, il ne peut rien faire. Or, c'est un mensonge. Les textes sont clairs sur ce point et la jurisprudence afférente s'est révélée d'une constance sans faille depuis 1945. Un chef d'établissement ne peut l'ignorer, à moins d'être un jean-foutre. Les collègues apprennent l'affaire, en discutent un peu entre eux, on les sent vaguement désolés. Sans plus. La victime est changée d'établissement. Les garçons qui lui ont mis la main à la culotte ou pincé les nichons restent. On les a juste un peu sermonnés pour le principe. Ils peuvent désormais jouer à l'homme dans la cour de récré.
Qu'on ne se méprenne pas. Je n'ai pas pleurniché sur le malheur de cette petite. Elle a dû surmonter ce qui n'était après tout pas vraiment un viol. On voit bien pire au quotidien. Mais la lâcheté des adultes, comment aurait-elle pu la comprendre ? Ils n'étaient donc pas là pour la protéger et lui rendre justice ? Ou au moins essayer ? C'est dans ce déni de responsabilité que réside à mes yeux le scandale de l'histoire. Je n'ai pas accepté cette démission. Non pas parce que J'ÉTAIS courageux, mais parce qu'il me semblait important de TENTER de l'être, alors que cet impératif éthique semblait avoir échappé à la plupart des adultes qui m'entouraient. Ils étaient fort capables de faire preuve de courage et d'honnêteté, sans pour autant se sentir humiliés d'en avoir éventuellement manqué. Et le système de l'Éducation nationale encourageait, par sa rigidité hiérarchique, par sa haine de l'esprit critique, par sa hantise de toute forme d'individualisme susceptible de se transforme en fronde, par son refus de considérer les fonctionnaires comme des hommes et des femmes libres, la permanence de cette indifférence éthique. J'en ai fait trop souvent l'expérience depuis. L'école est ainsi un lieu où un élève majeur peut, en public, faire l'apologie du crime contre l'humanité, sans en subir aucune conséquence déplaisante. Je ne théorise rien ici : je témoigne de mon vécu. Je me suis rendu compte que je travaillais dans une institution qui sciait avec une énergie de bête bornée la branche sur laquelle elle prétendait reposer, qui vivait au quotidien la négation des valeurs qu'elle prétendait transmettre. Je me suis senti plus libre à l'armée (on m'y a dit qu'il ne fallait jamais obéir bêtement à un ordre bête, ce que je n'ai jamais entendu par la suite dans mon métier). Et ce n'est même pas un plan concerté. La conjonction des médiocrités de quelques petits chefs et des complaisances de nombre de leurs subordonnés y suffit.
Shit ! 4h du matin ! What the Hell am I doing here ?
Heureusement que je ne travaille pas le lundi matin.

Bon courage à ceux qui bossent.
-----> DODO. :zen: