Bon je me lance, un peu dans la précipitation...
Le rituel métait déjà pénible. Matin, midi et soir, sur ses pieds à la peau desséchée par quelque chose comme du psoriasis ou de leczéma, Volodia étalait une pommade, semblable à du mastic, épaisse et verdâtre, avec application et un air béat, les yeux mi-clos comme à la poursuite dun hypothétique orgasme.
Déjà deux jours et deux nuits, et encore tout autant, dans les quelques mètres carrés du compartiment, et je ne savais ce qui mexaspérait le plus. Etait-ce létalement de lembrocation, que je pouvais fuir en me réfugiant au bout du wagon, griller une cigarette, ou lodeur de suint de vieux bouc quexhalait la lanoline de longuent artisanal ? Volodia mavait expliqué quil avait été concocté quelque part dans lAltaï par un chaman adepte de vodka et dhistoires de fantômes. Le remugle quil dégageait, et qui imprégnait les couvertures des couchettes, particulièrement les miennes ainsi que mes vêtements, devait résulter dun mélange détrons dours, de jus de cadavres putréfiés, dune pointe de camphre et de je ne sais quoi encore.
Le train filait dans la steppe, et en, quasiment, soixante heures en avait accumulé près de cinq de retard. La neige qui narrêtait pas de sempiler depuis Nijni Novgorod en était la cause principale, mais, pour tout dire, la qualité des infrastructures et du matériel roulant, qui avait été construit pour durer, il y a quelques lustres, lui était un bon supplétif.
Je connaissais des retards tout aussi considérables dautres trains, et parfois fleurons de notre savoir-faire hexagonal, sur des distances bien moindres, pour que je prenne mon mal en patience, si tant est que ce mal exista. Car, au-delà du spectacle navrant et malodorant des soins de Volodia, il y avait de la matrice prénatale dans le compartiment surchauffé de ce train légendaire, qui avançait dans un paysage uniforme nivelé par la neige et pétrifié par le froid et les glaces.
Anesthésié par le roulis, assommé par le claquement régulier du bandage des roues sur la jointure des rails, bercé par les chansons damour que diffusait la sono du wagon, tout le monde semblait se laisser absorber par une quasi-régression infantile. Pour la plupart en joggings pyjamas difformes et chaussés de mules, tous les passagers vivaient, au rythme de la distribution des repas, des allers-retours aux toilettes, au "fumoir-glaciaire" pour les fumeurs, au samovar pour leau chaude du thé et au panneau daffichage des horaires, juste en dessous de la pendule à lheure de Moscou.
Javais imaginé que la proximité du Noël Orthodoxe apporterait un peu danimation au parcours, la majorité des voyageurs se rendant dans leur famille loin de la capitale, mais ce nétait assurément pas le cas. Les conditions météorologiques exécrables de ces derniers jours, en forçant les courageuses babouchka et autres marchands ambulants à déserter, en grande partie, les quais des gares étapes, avaient annihilé toute lagitation qui accompagnait ces ravitaillements.
En fait, seul mon compagnon de route, au-delà de son bocal de pommade, avait mis demblée de laventure dans ce trajet, comme dautres mettraient du Tabasco dans leur potage. Comme par miracle, génération spontanée, il avait eu un ticket avec Katia, lune de nos convoyeurs, quil rejoignait dans sa cabine, dés quelle nétait plus de service. Elle ne se gênait pas pour moi. Elle passait la tête par la porte de notre compartiment, me saluait rapidement, souriait à Volodia et sen retournait. Et lui, quelques minutes après, la suivait. Manifestement, ses pieds et ses emplâtres nauséeux nétaient pas une infirmité et ne nuisaient pas à lintensité de la relation.
Volodia était venu me chercher quelques jours plus tôt à laéroport Sheremetyevo, au nord de Moscou. Ancien escrimeur de l'équipe soviétique, accessoirement professeur de physique-chimie et surtout journaliste, il était le quasi portrait de Staline. Ses origines Géorgiennes y contribuaient certainement, mais sa bonnomie devait être, cependant, sans commune mesure avec celle du dictateur. Seule, sa connaissance parfaite du Français et de l'Anglais me découragea d'emblée. Ma maîtrise du Russe allait rester étale, alors que j'allais progressé, de façon fabuleuse, aux Echecs avec cet idéal pédagogue, qu'il s'avéra être, ainsi que le fin analyste des méandres de l'esprit et de la culture Russe qu'il partageait simplement, et avec érudition.
En retournant sur Moscou je nétais pas fier, écrasé sur le siège de la Golf. Si le code de la route existe ici, la priorité est semble-t-il une chose inconnue, et slalomer entre les files élevé, quasiment, au rang dutilité publique. Leffet de malaise est dautant plus important quil est amplifié par létat du parc de véhicules à moteur thermique avec qui nous faisions du tricot, sur cette route hivernale. Le mode de déplacement sapparente plus au combat aérien dans les meilleurs moments de la bataille dAngleterre, quà un mode de circulation ordonné et respectueux un tant soit peu de son prochain.
Pas difficile dimaginer que le niveau dentretien de la grande majorité de tout ce qui se déplace sur pneus, ici, est en corrélation avec les fumées déversées par les échappements. A chaque voyage ma fascination est la même : transports en commun qui emmèneraient directement, chez nous, le maire devant un juge, eu égard à leur état de délabrement apparent, véhicules de servitude divers et variés : du camion militaire réformé ( ?) à la taille impressionnante au tracteur agricole de lère Bréjnévienne et sa remorque pleine de betteraves,sur une grande avenue à proximité du centre ville, en passant par toute une collection de fourgonnettes, estafettes et bahuts, doù il émane, avec certitude, quils ont été construits pour durer.
J'entendis la porte du compartiment s'ouvrir, me faisant sortir de mon engourdissement et de mes rêves, Volodia entra. Nous arrivions en gare de Zima. Je voulais acheter des cigarettes. Nous nous habillâmes. Volodia glissa un Makaroff dans la poche de sa veste en cuir, et me précéda dans le couloir....