Cher E.
Il y a encore peu de temps, j'aurais dit Cher M.
Je disais même "mon frère". Hermano.
Ce temps est fini. Ce temps où nous avons partagé tant de choses. Où tu fus tour à tour mon éducateur, mon tuteur, mon associé, mon partenaire.
Je fus ton confident, tu fus le mien. Nous fûmes amis, sincèrement. Lorsque ta vie familiale se déglingua, je t'ai aidé, et soutenu, jusqu'à ce que tu trouves une autre épaule. Lorsque la mienne se déglingua, tu me regardas me faire la guerre à moi-même.
J'ai le souvenir encore aigu et précis de cette époque où nous nous mîmes à écrire tous les deux, à quatre mains. Où nous fîmes, dans cet exercice, tant d'efforts qu'autour de nous, personne ne pouvait plus distinguer l'un de l'autre, tellement nos écritures, nos analyses, nos conclusions, s'étaient fondues dans un style unique, que beaucoup nous ont jalousé gentiment.
"Les faux-culs paieront"...
Ce truc qui nous rendit célèbres, qui aurait cru que je l'associerais un jour aux relations qui nous dé-lient ? Pas moi.
Jusqu'au bout, nous t'avons, coûte que coûte, gardé notre confiance.
Même quand tu t'auto-persuadais que ton aura nous était indispensable, alors qu'il n'en était rien, et que c'était une rhétorique particulière pour nous mettre à l'écart d'un certain nombre de positions que tu souhaitais occuper seul.
Même lorsqu'on a commencé à te dire qu'il n'était pas possible que tu veuilles à la fois nous demander des sommes très conséquentes pour ta participation à l'équipe, alors que dans le même temps tu nous demandais, nous, de travailler moins cher.
Même lorsqu'on s'est aperçu que tu créais, grâce à nos travaux, des réseaux de boulot dont tu profitais seul.
Même lorsque tu t'es enferré dans la défense de ceux qui, pendant des années, avaient ponctionné à leur seul profit individuel, de portions conséquentes de nos chiffres d'affaire, jusqu'à mettre en péril notre emploi.
Et même lorsque nous nous sommes aperçus que pour de basses histoires de pognon, d'ego et de protection de ton confort, tu préférais sacrifier notre outil commun, et mettre en danger nos vies et celles de nos familles, nous avons continué à laisser la porte ouverte au pardon. A ton retour.
Et puis là, tu as un fais un pas de trop. Tu as franchi la ligne, comme on dit. Avec eux, bien sûr, pas tout seul. Mais d'eux, on attendait rien de mieux.
Hier soir, notre officier de liaison a pris peur. Elle venait de lire les conclusions de votre nouveau conseiller. Elle s'est dit : "on est mal barrés".
Elle est jeune, dans l'équipe. Elle n'a pas tous les plans, encore.
Aujourd'hui, après la réunion d'état major, elle était bien remontée, notre jolie officier de liaison.
Ben oui, chéri. Avec tes deux pieds nickelés, vous avez sorti deux vaillants Derringer, dont un enrayé.
Mais nous, on a pas lu que Nietzche, Machiavel, et regardé les Mystères de l'Ouest.
On a lu Sun Zhu, et Clauzewitz. Tite-Live et John Minford. Le Go Ri No Sho et le Hakaburé. John Keegan et Tacite. Et plein d'autres, encore.
Si vis pacem, para bellum.
Ben oui, on est des barbares, que crois-tu ?
Une armée de barbares. Rudement prêts. Des dizaines de scénarios tactiques rodés en manuvre, un entraînement très régulier, et une sale envie de vous faire rendre gorge.
Tu les connais, nos deux alliés ? La générale diplomate sanguinaire, tu la connais ? Elle t'aime beaucoup. Enfin, elle te le dira tellement prêt à ton oreille que tu en seras paralysé.
Et notre tacticienne lourde, tu l'as vu, pourtant ? Elle n'a pas parlé, elle t'as juste écouté, ce jour-là. Elle borde nos positions près d'un un an.
Alors oui, on est là. Au front, on est quatre.
Un officier supérieur de renseignement. Très efficace. Et tellement énervé qu'il va bientôt nous demander sa LTK.
Le petit commando urbain que tu croyais à ta botte, et qu'on a retourné dès le début. Lui, il sape ton réseau, il coupe tes branches, il scie tes ponts.
Et le sous-marinier poseur de mines, et moi, le chasseur alpin.
Parce que maintenant, c'est la guerre, que vous voulez, non ?
Ah non ? C'est juste pour nous faire peur ?
Attend. Écoute.
Tu sais ce que c'est qu'un mortier lourd ? Non, tu sais pas. Moi si. Le mien est bien reglé. Faut dire que dans ta plaine, il me reste quelques hommes pour faire des marques de tir.
C'est toi qui doit avoir peur.
Toi tu fais la guerre pour ton confort.
Nous, nous nous battons pour survivre.
Tu as perdu d'avance, E.
Parce que tu nous a enlevé nos derniers états d'âmes.