Je n'ai aucune prétention, mais c'est juste pour le plaisir...Je suis hors concours...
Je ne dispose, là, que dune photocopie de loriginal. Mais je peux imaginer, aisément, selon la lisibilité du texte, selon que lécriture soit plus scolaire et appliquée, ou plus impulsive et torturée, quand et dans quelles conditions ces mots ont été couchés sur le papier. Qualité du support, matière et épaisseur du trait, respect des pleins et des déliés, bavures, ratures, taches, encre lavée, autant dindices qui situent cette vie dans cette période trouble.
Chaque fois cest comme un choc. Lémotion est forte. Elle perdure après que jai glissé dans mon sac, dans leur écrin, ces notes prises, selon les périodes, de manière erratique ou parfois plus régulière, accompagnées souvent dun crobar audacieux, à la focale variable selon lévénement. Observations de soi, des autres, des situations, au gré de plus de six ans dune vie de
funambule, qui a enjambé malgré lui les cratères du chaos dune époque.
Dans quelques heures, nous serons à Irkoutsk. Il est 21 heures, heure de Moscou, aux alentours de 2 heures le lendemain matin, ici et maintenant. À lextérieur, la température doit être en deçà des 20°C.. Le ciel est clair, lair est limpide, on le sent tranchant comme un rasoir. Pas de lune, mais le rayonnement stellaire est amplifié à linfini par lépais manteau neigeux uniforme qui recouvre la taïga alentour.
Je suis vautré sur ma couchette. Je lis en sirotant une bière tiède et en faisant un sort à un demi-kilo de graines salées de
tournesol, acheté à une jolie diébouchka, au regard clair, emmitouflée comme un père noël sur le quai de la gare de Zima, en même temps que quelques ufs cuits durs, un gros pain gris et une douzaine de «pelminis » chauds roulés dans une « gazietta »locale. Autrement dit, le régime alimentaire minimum qui te permet daffronter, sans faillir, les conditions climatiques sibériennes du cru.
Volodia ronfle pesamment, Katia de service, je nai pas le choix que de supporter la compagnie de mon garde du corps et accessoirement, entre autres, comme là, un peu morse. Mais peu mimporte, toutes les lumières du compartiment sont éteintes, ma frontale éclaire les feuilles.
Sur plus de la moitié de lune delles, sous une date, un dessin, sans doute tracé au crayon de papier, puis retouché par la suite, plus tard, à la plume : ce qui est un bastingage de navire, sur fond de ciel nuageux et tourmenté et dune mer creusée et grise de tristesse. Au premier plan, de dos, un homme en capote militaire et bandes molletière, un autre en face et ils soulèvent tous deux, par-dessus le bastingage une planche où lon devine un corps enveloppé dans un suaire. A leur gauche, ce qui doit être un officier de la royale, longiligne et au garde à vous, avec derrière un morceau du « château » et au dernier plan une tourelle et un de ses canons. Précision,sobriété et dureté du croquis,mais sans doute aussi de la réalité. En dessous à droite, minuscule, une signature : Sergent Emile D.
HMS Blue Shark
Lundi 19 septembre 1921.
Ce matin à 10 heures, nous avons rendu les honneurs pour linhumation du caporal Kerdranvat Loïc, médaille militaire, six étoiles, et celle du 1ère classe Cabantous Paul, palmes, 4 étoiles.
Etaient présents, autre que moi-même qui commandais la garde dhonneur :
-Au service des corps : les soldats Bellin Charles et Favre Sidoine,
-Dans la garde : les caporaux Leray Emile et Favier Hérald, les soldats Giordano Enzo, Bouvier auguste et quatre fusiliers Anglais.
À ce que men a dit Partridge, le navire sest mis en panne par 32° de latitude Nord, et 125° de longitude Est, en mer de Chine, où repose désormais nos camarades.
Le commandement du croiseur était représenté par le second, le Captain Hobbes, et laspirant Partridge. Laumônier anglican du bord a prononcé, dans un bon Français, quelques prières, que le bruit des éléments rendait par instant inaudible, et a béni les corps.
Ceux-ci ont glissé vers la mer sur le tréteau que manipulait Bellin et Favre.
Sil existe, que dieu soccupe de leur âme, dans ces eaux grises et froides, loin de chez eux
.
Je suis fatigué. Linstant est grave et doit procéder du respect de ces deux hommes, mais aussi de celui des autres, abandonnés, à la fois, partout et nulle part depuis plusieurs mois. Aussi ny a-t-il aucune nécessité à ce que jétale ma lassitude ici. Et pourtant
.
Dans deux jours, nous devrions arriver à Shanghai. Il faut tenir, ramener les huit hommes restants. Rôle difficile auquel je nétais pas préparé. Je suis comme eux, simplement issu du rang par les hasards de la guerre, et seul gradé le plus élevé par ces mêmes hasards. Ils sont loin les persiflages sur ma promotion quand nous étions encore avec larmée de Salonique en 18. Je nen sais guère plus long queux, mais ils comptent sur moi.
Avec le décès de leur deux compagnons leur moral nest pas bon. Le retour dans leur foyer na jamais été aussi proche, mais la mort est toujours présente. Depuis bien longtemps nous sommes sans illusions : au rancart les mythes de grandeur et de gloire, dhonneur et autres probités, lessentiel est de tenir, même en haillons et titubant, et de retourner chez nous pour essayer de revivre
Les fièvres, les dysenteries successives, la fatigue, les mauvais traitements et je ne sais quoi encore ont eu raison de Kerdranvat et Cabantous.
Le Breton rougeaud, râblé et musclé comme un taureau, ne mavait pas laissé tergiverser pendant des plombes quand une septicémie et une péritonite aigue eurent réglé son compte au lieutenant Belleville. Nous navions plus dofficiers français, ni dadjudants et ni de maréchal des logis chef.
Une petite semaine auparavant, un peu avant Tchita, bien à lest dOulan-Oude, notre train avait été accroché, sérieusement, par une troupe composée déléments Bouriates acoquinés à des fusiliers-marins russes passés aux Bolcheviques, et équipés de quelques pièces dartillerie de campagne hétéroclites. La friction avait été plus que sérieuse. Tout le monde était à la pêche de ce fameux or du tsar et la méthode de pêche était toujours la même. Il fallut plusieurs heures au train blindé, avec son artillerie et ses troupes, dont nous faisions partie, pour venir à bout des révolutionnaires. Le train était arrêté. Aux alentours la neige était rouge de sang et noire de fumée et de poudre.
Nous avons été encore les premiers servis. Nous nétions déjà plus très nombreux. Belleville ramassa dans le ventre, dès le début de lattaque, un éclat du blindage dune tourelle du train, qui avait été touchée par un tir dartillerie de ceux den face. Le maréchal des logis chef Dagois eut la tête arrachée par un tir de mitrailleuse et plusieurs des nôtres y laissèrent la vie.Je me retrouvais ainsi, et malgré moi, le plus gradé de cette fraction du corps expéditionnaire Français, à plus de 12000 KM de Paris.
Au lendemain de la bataille, après avoir laissé un Belleville agonisant, nous en avions déjà parlé avec Kerdranvat. Nous savions que les hommes en discutaient. Je pouvais compter sur lappui, voir la discrétion du caporal breton. Son sang-froid navait dégal que sa franchise. Notre complicité allait au-delà de celle, naturelle, du combattant. Javais participé, du fait du manque de moyens médicaux, à des soins indescriptiblement douloureux sur notre homme. Il avait eu la malchance dattraper une chaude-pisse avec une charmante personne à Bucarest. Le traitement était de choc. La technique du parapluie était éprouvée, mais elle se faisait à vif. Et quel que soit le gaillard, il appelait, là aussi, sa mère. Javais fait partie des bras qui avait maintenu le Breton durant lopération, avec deux autres. Le côté pédagogique de cette participation était incontestablement efficace.
Après le décès du lieutenant, nous nous retrouvâmes avec Kerdranvat. Nous savions les hommes daccord. Nous avions fait le choix de quitter «ce putain de train », quelquen fussent les conséquences. Nous savions les Japonais pas loin, nous rêvions, et peut-être des Anglais. Tout plutôt que continuer à dériver sans espoir de retour. Une seule chose nous intriguait, cependant, cétait lor. Il fallait attendre le moment propice
.
Et que par la même occasion qu'il pense à nous